
Cela fait quatre mois et demi que nous vivons dans ce quotidien. Je n’ai plus les mots, ils ne viennent pas. J’ai des brouillons dans ma tête, et sur ce site. J’ai des pages de mots manuscrites sur mon “carnet de douleur” que j’ai commencé après le 14 Novembre, qui sont plus un amas de phrases que des pensées raisonnées. Mais j’ai ce besoin d’écrire, alors je vais essayer de le publier ici. Peut-être que vous vous reconnaitrez dans mes mots, peut-être ceux-ci feront-il écho à vos propres mots.
Je vois l’évolution – j’aimerais pouvoir dire la progression – de mes sentiments et de ma douleur, mais je n’arrive pas à la définir. Le brouillard des débuts s’est un peu levé pour faire place à la réalisation de l’absence. L’absence physique. Le vide, le trou béant avec les contours de Victor dans nos vies. Elle est là, elle nous toise, elle me prend souvent dans des endroits familiers où j’avais imaginé l’existence de Victor. Là où souvent je profitais de ma solitude, d’être avec moi-même dans le passé, s’est installé un grouffre qui m’anéantit, dans les plus longues heures de la journée.
Et je n’ai plus de mots, je n’ai plus les mots que je veux donc, car j’aimerais pouvoir dire à quel point ma vie change en positif, comment je me “reprends en main”, en quoi les soucis quotidiens sont ridiculement petits comparés à notre perte. J’aimerais pouvoir dire combien je profite de cette nouvelle philosophie. J’aimerais pouvoir parler de ma sagesse émotionnelle, de mon empathie qui s’est décuplée pour l’humanité, ou plus modestement, envers mes proches.
Mais je suis au même point qu’il y a deux mois. Ou plutôt au même dénivelé, mais sur une autre montagne. Parfois, je recule. Je m’isole de plus en plus, je commence à connaître la colère froide vis-à-vis de personnes et d’évènements auxquels je ne peux rien. Je n’arrive pas à me lever de mon lit, certains matins. Sortir de chez moi est une abérration, un roman de science-fiction. Je deviens paranoïaque devant les réactions de certains amis. Je me sens exclue, dépossédée, mise à l’écart alors que j’ai décidé moi-même de couper certains ponts qui étaient devenus trop douloureux. Un peu comme un kamikaze qui au dernier moment aurait eu peur de faire exploser ses bombes (métaphore terroriste bonjour…).
Alors, bien sûr, il y a toujours une évolution. Certaines peurs d’il y a quelques semaines se sont estompées, je me suis remise à faire la cuisine, j’arrive à plus me concentrer sur un livre. J’ai même réussi à voyager toute seule la semaine dernière. Mais à part ça, je ne vois pas.
Dans notre éducation actuelle, et pour le bien-être d’une société plus ou moins stable, on nous entoure avec de belles phrases que j’ai jusque-là appréciées. J’étais la reine des citations mièvres. “Demain est un autre jour”. “A tout problème une solution”. C’est une frustration immense de ne pas voir de solution ici.
Je m’ennuie à la maison? J’ai envie d’être occupée? Je devrais me mettre à chercher un nouveau travail, faire des CVs, contacter mon “réseau”. Tout cela me semble immensément difficile.
Je veux me réjouir pour mes amies enceintes ou jeunes mamans, je veux pouvoir être là pour elles, et échanger avec elles sur ma propre grossesse, qui a été merveilleuse ? Je devrais les recontacter, leur envoyer tout mon courage, leur dire que je pense à elles.
Je me plains de me sentir seule, incomprise, loin du monde, de la normalité ? Je devrais aller vers les autres, prendre des cafés, répondre à ce message, pour me sentir entourée.
Mais je ne peux pas. Je ne veux pas. C’est un dialogue incessant dans ma tête, entre l’Alexandra d’avant le 14 novembre, qui est hyper-sociable et plutôt empathique, et l’Alexandra de l’après, rongée d’envie, de colère, de tristesse et de manque. La première se sent impuissante de consoler la deuxième, qui s’éloigne d’elle de plus en plus. Et la plupart du temps, la deuxième gagne au bras de fer mental.
Bien sûr, je ne parle pas du soutien indéfectible de mon amoureux, de la présence bienveillante de mes parents, de certains amis, des petites astuces des “professionnels” dont je me suis entourée, de la solidarité d’autres mamans endeuillées. Ce sont des lianes solides dans cette nouvelle jungle et mes petites lueurs pleines d’espoir et de douceur. Bien sûr, je ne prends pas toutes ces aides à la légère, elles sont très importantes pour moi. En anglais on dirait encore mieux: “I don’t take that for granted”. Bon je me transforme en Jean-Claude Vandamme, là il faut que j’arrête…
J’arrête sérieusement ce flot de mots, qui malgré tout me font un peu de bien. Je vais essayer de vivre cette journée pour ce qu’elle est. Un mardi de printemps.
Et je vais finir par une phrase de Jünger, cité par Sylvain Tesson dans “Dans les forêts de Sibérie“, le roman de la solitude désirée, et qui m’a beaucoup touchée :
“Un jour aussi, les abeilles ont découvert les fleurs et les ont façonnées selon leur tendresse. Depuis lors, la beauté a pris plus de place dans le monde”